“Ses horaires étaient devenus notre contrainte” : les difficultés de concilier travail de nuit et vie de famille

Antonio a exercé son métier de policier la nuit durant quinze ans. Avec Béatrice, sa compagne, et Jules son fils*, ils évoquent, chacun de son côté, comment ses horaires décalés ont perturbé leur vie quotidienne.

Stefano RELLANDINI / AFP

Antonio a 45 ans. Il est fonctionnaire de police depuis 18 ans. Pendant quinze ans, il a travaillé de nuit, pour pouvoir être avec ses enfants, dès son premier poste à Évry (Essonne). Il a deux fils, Jules (18 ans), qui a quitté le domicile de son père il y a un an, et son petit frère Léo (12 ans). Divorcé depuis 2018, il a depuis refait sa vie avec Béatrice, 52 ans, professeure de lettres classiques et mère de quatre enfants.

Quelles sont les difficultés provoquées par les horaires décalés ?

Antonio : La plus grande, c’est la fatigue. Il y a un épuisement constant, on n’est jamais reposé. C’est quelque chose qui est très contraignant, puisque gérer ses enfants la journée impose d’être toujours un petit peu alerte alors que tu devrais dormir : tu es en mode « veille ». Il y a de l’agacement, de la frustration, un manque de patience aussi à cause de tout ça, et il faut souvent se ressaisir.

Jules : Je pense que mon père s’est senti obligé de travailler de nuit, pour nous. Mais ses horaires étaient devenus la contrainte de toute la famille. Je crois que c’est une preuve d’amour d’avoir fait ce choix, mais ça a quand même été compliqué à gérer. On a accumulé une certaine frustration avec mon frère, pas contre lui, mais contre la situation. On n’a pas eu une enfance « normale ». J’ai dû apprendre à être autonome, indépendant, à un âge où autour de moi les autres ne se posaient pas ces questions. Se faire à manger tout seul, s’occuper, et puis gérer mon frère aussi, même si je le laissais beaucoup faire sa vie.

Béatrice : Je parlerais moins de difficultés que d’adaptation. Je pense qu’il faut avant tout faire preuve de beaucoup de compréhension et de communication. Il faut se trouver des moments où on peut discuter. C’est sûr que j’ai dû m’adapter un peu à son rythme pour qu’on puisse avoir une vie de couple, mais lui aussi, puisque je travaillais.

Est-ce que vous avez des regrets quant à cette situation ?

Antonio : Je pensais bien faire par rapport à Jules et Léo, mais finalement, je crois que ce n’était pas la meilleure des choses. Il y avait toujours un parent avec eux, mais après, pour passer des moments de détente ensemble, c’était difficile. Je regrette un peu aujourd’hui, même s’il y a aussi eu du positif. J’ai le sentiment de ne pas avoir assez profité d’eux. Je ressentais cette fatigue qui m’empêchait de pouvoir faire des choses pleinement. Il y a tout un épanouissement auquel je n’avais pas accès.

Jules : J’aurais aimé qu’il arrête le travail de nuit plus tôt, c’est sûr. Un parent qui travaille de nuit, il est un peu présent que pour les moments d’éducation. Ça ne laisse pas beaucoup de place aux loisirs, aux discussions. Mais aujourd’hui, même si c’était énormément de frustrations, j’en retiens beaucoup de bonnes choses. 

Quelles sont les conséquences sur la vie sociale, les relations ?

Antonio : C’est compliqué. On est toujours un peu coupé des autres : quand ils sortent, on travaille. C’est un décalage perpétuel. On peut finir par s’y perdre. Ça m’a isolé, et même rendu un peu sauvage. Je répondais souvent que je ne pouvais pas, on a fini par me solliciter de moins en moins. 

Jules : Quand j’ai atteint l’âge de sortir le soir, ça a été compliqué. Mes potes s’amusaient et moi je devais garder mon frère ! Je l’ai vécu comme une injustice, mais ça m’a fait grandir différemment. Après, au fond, tu sais que tu n’as pas le choix et que ton père aimerait que ça se passe autrement. Mais à ce moment-là, tu n’as pas envie d’être compréhensif, tu es juste frustré et énervé. Ça fait partie des choses que la plupart des enfants de mon âge n’ont pas vécues.

Béatrice : Avoir un conjoint qui travaille de nuit, c’est être avec quelqu’un qui est souvent fatigué. Malgré tout, la vie de la famille continue le jour, et il faut lui demander de se lever alors qu’il devrait dormir. Ce n’est pas toujours facile à gérer. Naturellement, les sorties sont très limitées. Nos journées sont chronométrées parce qu’on essaye d’être disponible en même temps. On a des problématiques différentes des autres couples, mais c’est quand même possible de garder une relation équilibrée.

Quel regard portez-vous sur cette période aujourd’hui ?

Antonio : Maintenant que je travaille de jour, depuis trois ans, ma vie est complètement différente. Même s’il n’y a pas eu que du négatif sur ces quinze années de travail, je me trouve plus à l’écoute, plus patient, apte à trouver des solutions facilement. À l’époque, je  n’avais pas le choix. Aujourd’hui, je ne le referais plus. Je suis heureux de pouvoir être au même rythme que tout le monde.

Béatrice : Évidemment, je suis très soulagée qu’il travaille de jour (rires) ! Mais à cette période, on a aussi su être heureux. Comme nos moments de partage étaient très limités, on s’y consacrait d’autant plus. On essayait d’éviter les contrariétés, d’avoir des moments où on n’était rien que tous les deux, sans les enfants. Finalement, ce n’est pas la longueur du moment qui en fait l’importance, c’est aussi des petites choses. Pour lui, c’était agréable de rentrer le matin et discuter quelques minutes, et pour moi ça l’était de commencer ma journée en sa compagnie.

Jules : J’ai un petit job le soir maintenant, depuis un an, et je comprends mieux sa situation. Parfois, je rentre à deux heures du matin, crevé, et je me dis que mon père avait encore quatre heures de travail devant lui. C’est vraiment là que j’ai réalisé à quel point il avait été courageux. Il avait deux enfants à gérer plus son boulot. Il essayait quand même d’être présent au maximum pour nous alors qu’il était crevé. Il n’était pas présent comme les autres parents, mais il était là. Je réalise que c’était un sacrifice pour nous. Même si c’était pas toujours idéal comme situation.

*les prénoms ont été modifiés

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